Le 18 juin 1916
Chère Madame,
Voici dix grands jours que votre lettre est parvenue au régiment et je viens tout juste de la voir. J’étais en permission, aussi je vous demande bien pardon du retard bien involontaire que je mets à vous répondre.
Hélas ! Que pourrais-je vous dire que vous ne sachiez déjà ? Je n’ai pas vu tomber ce cher Marc car je n’étais pas à la même compagnie. Je suis allé voir ses camarades qui étaient avec lui le 24 au soir à la 2e Cie [1]. Voici ce que j’ai appris : l’attaque arrivait au haut de la côte du Talou lorsqu’en face de Marc apparaît un officier boche ; n’écoutant que son caractère généreux, Marc bondit dessus pour le faire prisonnier. Au moment où il lui mettait la main au collet, la brute sort son revolver et lui en tire une balle en pleine tête. Il fut foudroyé et ne dit pas un seul mot. Pas un de ses camarades présents songèrent à lui enlever ce qu’il avait sur lui, tous se précipitèrent sur l’officier et le tuèrent à coups de baïonnette, puis il fallut poursuivre les boches en déroute, on n’avait pas de temps à perdre. Cinq minutes plus tard le colonel du 35e était tué dans les mêmes conditions sous mes yeux [2]. 27 boches qui se rendaient furent passés par les armes. Malheureusement dans la nuit, nous reçûmes l’ordre de nous replier sur nos positions de défense et nous abandonnâmes tout le terrain gagné. Voilà pourquoi cet ami si cher n’a pas pu recevoir les devoirs et est resté dans les lignes ennemies. Mais, Madame, si ça peut être une consolation à votre immense douleur, je vous dirai que sa belle âme de brave et bon camarade n’a pas à souffrir de cet abandon puisque moi et ses autres camarades nous garderons aussi précieusement son souvenir que si nous avions pu lui rendre les derniers devoirs et le pays tout entier fera comme nous. Cet abandon ne peut ajouter encore à la valeur du sacrifice de ce héros tombé pour la noble cause. Il ne doit pas augmenter l’amertume, déjà bien assez grande de la douleur des malheureux parents.
J’ajouterai que moi je regrette Marc à l’égal d’un frère, jamais depuis le mois d’août 1914 la mort d’un camarade ne m’avait autant touché, j’ai pleuré une bonne partie de la nuit du 24 au 25 et à ce moment il était trop tard pour aller le voir. J’aurais donné ma vie pour pouvoir aller chercher sur lui un de ces riens qui font tant plaisir aux parents. Aussi le matin du 25, quand les boches attaquèrent par masses profondes trouvèrent-ils devant eux des hommes capables de leur faire payer cher leurs atrocités de la veille. Ils appelèrent la Côte du Poivre, le « tombeau des Allemands ».
Je termine, chère Madame, en vous envoyant, ainsi qu’à votre famille, mes hommages les plus respectueux et vous exprimant toute la fierté que j’ai d’avoir eu pour camarade le caporal Marc Puissant.
Votre tout dévoué Ledoux.
Notes
[1] Sans doute les deux témoins de son décès, un certain Sergent Dubus Gaston, 23 ans, et le soldat Landreau Auguste, 21 ans.
[2] L’historique du 35e relate cet épisode : « Debout sur la crête, au milieu des balles qui sifflent et des obus qui retournent la terre autour de lui, le lieutenant-colonel Delaperche, calme comme à la parade, le monocle à l’œil, examine le terrain. Il juge le moment propice.
« Mes enfants, en avant ! A la baïonnette ! » C’est une charge folle qui déblaie le terrain. Enthousiasmés par la crâne attitude du chef, les hommes font prisonniers ou tuent une bonne partie des assaillants pendant que les autres s’enfuient dans leurs lignes. Mais le brave lieutenant-colonel ne devait pas jouir de ce beau succès.
Une balle tirée à peu de distance le couchait à jamais sur ce terrain que sa vaillance et sa hardiesse avaient contribué à reconquérir. »